La monographie de Carole Diop et Xavier Ricou constitue un acte de résistance face à l’effacement des mémoires urbaines, un plaidoyer pour la préservation d’une identité culturelle riche et plurielle.
À travers leur travail, ces deux architectes nous rappellent que chaque bâtiment, chaque rue, chaque quartier raconte une histoire, celle d’une ville en constante évolution. Dans un monde où l’architecture tend à se standardiser, il est essentiel de valoriser et de préserver les spécificités locales, afin que les futures générations puissent se réapproprier leur héritage et continuer à construire un avenir qui leur ressemble. Dakar, avec sa complexité et sa vitalité, mérite d’être célébrée et protégée, non seulement comme une métropole ouest-africaine, mais comme un symbole d’une urbanité riche en diversité et en histoire.
Dakar, la capitale du Sénégal, est un symbole, un carrefour culturel et un espace où l’histoire, l’art et l’urbanisme se rencontrent. Située sur la presqu’île qui s’avance dans les flots de l’Atlantique, Dakar est à la fois un point de départ vers le monde et un lieu où se tissent les récits d’un passé riche et complexe. En tant que ville mythique, elle évoque des images puissantes et des sentiments profonds, tant pour ceux qui y vivent que pour ceux qui la visitent.
Explorons l’évolution de Dakar, ses défis contemporains et son patrimoine unique, tout en mettant en lumière les dynamiques qui façonnent son identité urbaine.
L’histoire de Dakar est intimement liée à celle du peuple lebu, qui a habité cette région bien avant l’arrivée des colonisateurs. Les Lebous, pêcheurs et agriculteurs, ont su établir un lien profond avec leur environnement, créant une culture riche qui a perduré à travers les siècles. Avec l’arrivée des Européens, notamment des Français au XVIIe siècle, Dakar a commencé à se transformer en un port stratégique pour le commerce transatlantique. Ce tournant a marqué le début d’une nouvelle ère, où les influences extérieures ont commencé à se mêler aux traditions locales, posant les bases d’une identité métissée.
La ville a été désignée comme capitale de la colonie française en 1902, ce qui a entraîné une urbanisation rapide et des changements significatifs dans son paysage. Les infrastructures coloniales, telles que les bâtiments administratifs et les routes, ont été conçues pour faciliter l’exploitation des ressources et le contrôle des populations. Cependant, ces constructions ont également laissé un héritage architectural qui témoigne de l’histoire complexe de la ville. Ainsi, Dakar se présente comme un palimpseste, où les strates de l’histoire se superposent, révélant une richesse culturelle qui mérite d’être explorée et préservée.
Une ville en mutation
Aujourd’hui, Dakar est une métropole en pleine expansion, confrontée à des défis d’urbanisme sans précédent. La croissance démographique rapide, alimentée par l’exode rural et l’attractivité économique de la ville, a engendré une urbanisation sauvage. Les bidonvilles, qui se sont multipliés autour des zones urbaines formelles, témoignent des inégalités croissantes qui caractérisent la ville. Cette précarité coexiste avec des projets d’infrastructure ambitieux, tels que le Train Express Régional et le projet de la Cité des affaires, qui visent à moderniser Dakar et à la connecter au reste du monde.
Les enjeux d’aménagement urbain à Dakar sont donc cruciaux. La ville doit naviguer entre la nécessité de répondre aux besoins d’une population croissante et celle de préserver son patrimoine culturel. Les architectes et urbanistes sont appelés à repenser l’espace urbain en intégrant des éléments de l’architecture vernaculaire et bioclimatique, qui respectent l’environnement et les traditions locales. Cette approche pourrait permettre de créer une ville plus inclusive, accessible à tous, tout en préservant son identité culturelle.
L’Art et la création comme reflets de l’Identité
Les lieux emblématiques de la ville, tels que l’île de Gorée, le Monument de la Renaissance africaine et le Village des Arts, sont autant de témoins de cette effervescence artistique. Ils illustrent comment l’art peut servir de vecteur de mémoire et d’identité, tout en posant des questions sur la place de l’Afrique dans le monde globalisé. Les artistes dakarois s’efforcent de raconter des histoires qui résonnent avec les réalités contemporaines, tout en honorant les traditions et les luttes du passé.
Dakar est également un foyer de création artistique et intellectuelle. La ville a vu naître de nombreux artistes, écrivains et penseurs qui ont contribué à façonner son image contemporaine. La scène artistique dakaroise est dynamique et diversifiée, allant des arts plastiques à la musique, en passant par le théâtre et la littérature. Le célèbre Festival mondial des arts nègres, qui s’est tenu à Dakar, a rassemblé des artistes du monde entier, célébrant la créativité et la richesse culturelle de l’Afrique.
Vers un avenir durable
Le patrimoine de Dakar, qu’il soit bâti ou immatériel, est aujourd’hui menacé par l’urbanisation rapide et la méconnaissance. La ville doit donc se doter d’une stratégie de préservation et de valorisation de son héritage. Un inventaire des bâtiments historiques et des pratiques culturelles est essentiel pour sensibiliser les habitants et les décideurs à l’importance de ce patrimoine. La mise en lumière des figures qui ont façonné la ville, ainsi que des récits des habitants, peut contribuer à renforcer le sentiment d’appartenance et à encourager une dynamique de préservation collective.
La mémoire urbaine de Dakar : Entre héritage et modernité
À l’heure où les grandes métropoles du monde se métamorphosent à un rythme effréné, il est impératif de s’interroger sur l’identité architecturale et urbaine de villes emblématiques telles que Dakar. Carole Diop et Xavier Ricou, deux architectes passionnés par leur ville natale, se sont lancés dans une entreprise ambitieuse : consigner la mémoire de Dakar à travers une monographie qui vise à préserver l’héritage architectural et culturel de cette capitale ouest-africaine. Face à la disparition progressive des bâtiments historiques, remplacés par une architecture uniforme et sans âme, leur travail s’inscrit dans une démarche essentielle de sauvegarde et de valorisation du patrimoine urbain.
Dakar, fondée officiellement en 1857, est le fruit d’une histoire riche et complexe. À l’origine, cette presqu’île était habitée par des pêcheurs du peuple lébou, qui avaient établi des villages sur ces terres qu’ils avaient baptisées Ndakaaru. Ce nom, chargé de sens, évoque une terre d’accueil, un refuge pour les fugitifs. Ce serment de protection et d’hospitalité a façonné l’identité de Dakar, une ville qui a toujours été un carrefour de cultures et d’échanges. Cependant, l’histoire de Dakar ne se limite pas à ses origines. Elle est marquée par l’arrivée des colonisateurs français, qui ont implanté leur drapeau et leurs normes architecturales, transformant la dynamique urbaine de manière radicale.
La monographie de Diop et Ricou se déploie à travers une série d’articles richement illustrés, où l’architecture et l’urbanisme sont analysés comme des reflets des dynamiques culturelles, économiques et politiques qui ont traversé la ville. Ce parcours historique met en lumière la façon dont Dakar a évolué, tout en intégrant des influences variées, tant locales qu’internationales. Les auteurs soulignent la nécessité de documenter cette évolution, d’autant plus que la littérature sur le sujet est rare. Leurs recherches s’appuient sur des travaux antérieurs, comme la thèse de géographie d’Assane Seck, qui demeure la référence incontournable sur Dakar, mais qui date de 1970.
Un des aspects les plus frappants de cette monographie est la manière dont elle aborde le style néosoudanais, qui a émergé au début du XXe siècle. Ce style architectural, qui se veut un compromis entre les influences coloniales et les traditions locales, illustre le changement de paradigme de la puissance coloniale française. En effet, le passage d’une doctrine assimilationniste à un principe d’« association » a nécessité la recherche de nouvelles alternatives architecturales, adaptées aux réalités locales. Ce mouvement témoigne d’un désir de réappropriation de l’espace urbain par les populations locales, tout en intégrant des éléments du patrimoine colonial. Cette dualité, où l’architecture occidentale se mêle aux influences vernaculaires, crée un paysage urbain unique, reflet des tensions et des harmonies entre tradition et modernité.
Le dernier chapitre de la monographie est particulièrement significatif. Il présente un « catalogue raisonné » de 450 bâtiments et sites remarquables de Dakar, offrant ainsi une base solide pour une future politique patrimoniale. Ce travail de documentation est essentiel, car il permet de mettre en lumière la richesse et la diversité du tissu urbain dakarois, tout en soulignant les menaces qui pèsent sur ce patrimoine. En effet, la « incontinence urbaine » dont souffre Dakar, caractérisée par une urbanisation anarchique et une prolifération de constructions sans qualité, met en péril l’intégrité de son héritage architectural.
La situation actuelle de Dakar soulève des questions cruciales sur la manière dont les villes africaines, et plus largement les villes du monde, gèrent leur patrimoine à l’ère de la mondialisation. L’architecture contemporaine, souvent inspirée des modèles occidentaux, semble ignorer les spécificités culturelles et historiques des lieux. L’uniformisation des paysages urbains, visible de Shanghai à Dubaï, en passant par la banlieue parisienne, menace l’identité des villes, les réduisant à de simples décors sans âme. Dans ce contexte, l’ouvrage de Diop et Ricou apparaît comme un cri d’alarme, une invitation à repenser notre rapport à l’architecture et à l’urbanisme à travers le prisme de l’identité locale.
Dakar est une ville mythique, un espace de rencontres et de confrontations, où l’histoire et la modernité se côtoient. Son évolution témoigne des défis et des opportunités qui se présentent à elle, tout en soulignant l’importance de préserver son patrimoine et son identité culturelle. À travers une réflexion sur l’urbanisme africain et les dynamiques sociales, Dakar peut continuer à se réinventer, tout en restant fidèle à ses racines. La ville, en tant que véritable laboratoire de la créativité et de la diversité, est prête à affronter l’avenir, armée de son histoire et de la richesse de son patrimoine.
Jean Marc Digbeu